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Jalons
pour une vie saccagée...
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L'homme est-il grand, malingre, vigoureux ? Trois photographies,
toutes militaires, figent son souvenir en soldat. Quand le garde-à-vous pompeux
ne le raidit pas, le sourire se fait ironique. Au Conseil de Révision, le
registre des appelés signale sa taille : 1,64 m., ses cheveux châtain-noir, ses
" yeux verdâtres " et son " visage plein ". Quelqu'un d'ordinaire en somme, de
taille moyenne en ce début de 20ème siècle, comme le montrent les photos. Assez
joli garçon avec sa fine moustache...
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Le hasard des recherches a conduit à une fiche dans le
gros recueil des appelés loir-et-chériens de la classe 10 et une ligne sur le
Registre Matricule de l'Ecole de garçons de Cellettes. Des souvenirs de papier.
Mais tous ces objets qui accompagnent toute vie et que la mort dépose, comme la
marée les algues ? Les vêtements ou le couteau ou le briquet ou le portefeuille
ou le crayon ou la montre ou le portrait du communiant ou la pipe ? Quelqu'un,
sa femme, sa mère, sa sœur -les femmes étaient plus que les hommes tenancières
de souvenirs- les a-t-il recueillis, sauvés en objets de musée ? Peut-être,
après tout, mais le temps s'est chargé de la dispersion. Aucune des lettres
sûrement très nombreuses adressées à sa femme du front ne nous est parvenue.
Mais celle-ci a tant changé d'adresse ! Et que sont devenus les objets dont il
parle dans ses courriers et qui devaient l'accompagner de la tranchée à
l'arrière ? Personne, aucun compagnon de combat, ne les a-t-il donc sauvés au
moment du grand labourage de printemps 1915 ? Comment Yvonne, sa fille, a-t-elle
pu réunir les maigres documents qui seuls permettent d'évoquer son père ? Là
encore, mystère. Évidemment, en si peu d'années, on n'a pas le temps de
fabriquer des traces nombreuses. Et quand bien même. Les bouleversements que la
Grande Boucherie a ouverts ont dilaté l'Histoire et le temps : au milieu du siècle,
tant de misères s'étaient rajoutées dans un pays saigné à blanc, crispé sur
ses peurs et ses hontes, que celles de 14-18, diluées dans l'océan des souffrances,
avaient perdu leur caractère sommital et que les épisodes de
1915 , même les plus tragiques, paraissaient très loin, comme rejetés dans un
passé très antérieur. Il ne suffisait pas de multiplier les Places de Verdun,
les boulevards de la Marne ou les avenues Joffre, Foch, Maunoury, d'élever au
coeur de chaque bourg des autels du souvenir, pour garantir à la Grande Guerre
le maillot jaune de l'horreur. Le Siècle avait su relever le
défi…
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En 1945, les Alfred auraient eu 55 ans, loin encore de
l'âge de la retraite. Ils auraient participé au grand élan, vécu le Progrès,
connu les prémisses du bien-être et peut-être même les happenings libérateurs de
68. Au lieu de cela, leur nom figé dans la pierre des Monuments aux morts, ils
sont entrés dans le grand fourre-tout de l'Histoire, la mémoire morte des
sociétés contemporaines. Pour conserver la vie au souvenir d'Alfred, il lui
aurait fallu, dans un monde plus calme, des enfants plus âgés qu'une petite
fille de 4 ans, qui auraient, aux veillées, attendri leur propre
descendance avec le sourire du grand-père, les tics du grand-père, les histoires
du grand-père. Le grand-père serait ainsi entré dans l'intimité de la famille
et, même mort, aurait accompagné sa mémoire vivante.
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Mais voilà, Alfred est resté à la porte des souvenirs Lefresne.
On ne l'a ni glorifié, ni méprisé. Seulement oublié. Et il est devenu une foule
de questions. Physique, caractère, opinions, goûts, métier,
comment connaître tout cela quand même la date de sa mort peut paraître
incertaine ? 8 mai 1915, indique la fiche militaire établie " par le corps ", 18
mai affirme le registre matricule des appelés de la classe 10, 18 mai, confirme
la plaque de sa tombe au cimetière de Cellettes et l'inscription, en rouge, sur
le registre de l'école avec la mention: "Blessé mortellement à
Neuville-Saint-Vaast le 13 mai 1915". 9 mai, note le diplôme de médaille
militaire qui, il est vrai, le signale seulement " frappé mortellement à
l'assaut de Neuville Saint-Vaast ". Cette dernière date sonne juste puisqu'on
sait que le 9 mai 1915, Joffre a déclenché sa seconde grande offensive de
l'année dans l'Artois, justement du côté de Neuville. Le " soldat brave et
dévoué " Alfred Merveille aurait donc agonisé 9 jours à l' " hôpital temporaire
n° 5 d'Amiens ", 9 jours de souffrance pour une blessure dont on ignore la
nature, une de ces blessures qui vous transformait en 9 jours un " soldat brave
et dévoué " en " mort pour la France
".
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je suis allée à
Amiens dimanche sur la tombe de ton cher petit papa. J'ai bien prié pour toi et
lui ai mis de belles fleurs pour toi ma petite Yvonne car j'espère que dans tes
prières tu ne l'oublies pas...
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