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Il faut
retourner à Cellettes, centre du monde-lefresne, pour glaner des bouts de
renseignement. Par bonheur, le directeur de l'école-début 21ème siècle a
retrouvé le Registre Matricule de l'école-début 20ème siècle. On ne se
félicitera jamais assez du goût administratif pour l'écriture. Un grand registre
à peine chahuté par son siècle d'existence, et c'est tout un passé qui vous
saute au cœur. Adieu l'Anecdote, bonjour l'Histoire précieusement inscrite en
pleins et déliés qui disent l'infini respect de l'écrit.
La moitié
de page sur laquelle figurait le nom de l'instituteur a disparu. Il s'agit
probablement de Marc Beaudoin, qui dirigeait l'Ecole de Garçons et a
rédigé l'appréciation sur l'élève Merveille Alfred : c'est " un enfant
docile et très doux ". Dans la représentation qu'on se faisait à l'époque
des vertus cardinales, nul doute que le maître d'école ne fasse là un beau
compliment. Si l'on prend " doux " au sens de sensible, il semble avoir
visé juste, en témoignent les quelques textes que nous conservons de lui. La
suite de l'appréciation tempère le jugement : " N'a pas beaucoup de facilité
pour apprendre ", écrit l'assuré pédagogue. Bref : bien gentil mais pas
fin. Le doute n'habite pas l'Ecole : ce gamin de 14 ans, je vais vous dire, moi
qui sais mieux que tous, ce qu'il est en profondeur. Eh ! bien, on t'emmerde,
avec respect, M. l' instituteur! Le grand-père Alfred a obtenu ("
cependant ", croit bon d'ergoter le pédago) le Certificat d'Etudes
Primaires, le 12 juillet 1904. Et toc. 11 ans plus tard, la même main a rajouté
dans la même case les circonstances de sa mort à la guerre… En forme d'ultime
hommage ? Toute une vie, donc, résumée en 4
lignes.
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Ce qui semble assuré, c'est la rupture avec son milieu.
L'instituteur complète sa désappréciation scolaire par : " Est
cultivateur ". Normal : seul fils de " propriétaire " ("
cultivateur " note le Maître d'école, adversaire des hiérarchies et
plus soucieux du terme juste), on l'attend à la terre. Rendez-vous apparemment
confirmé : les registres de recensement de la population le notent présent à la
maison du père comme " ouvrier agricole " en 1906 et en 1911. Mais en
1912, au moment où il épouse sa Renée, il est " garçon de bureau " à
Paris. Du minuscule hameau de la Bruyère -quelques maisons, moins de 20
personnes- très à l'écart d'un bourg rural, au cœur de la capitale, voilà bien
du chemin pour un garçon " doux et docile ". Qu'est-ce qui l'a
conduit là ?
Avant le service militaire, il circule pour " affaires " dans
la région, d'où il envoie, de Blois, de Vendôme, de Saint-Georges sur Cher,
d'Orléans, à partir de 1908, des " bonjours ", des "
bécots ", des " brûlants baisers " -et des heures de
rendez-vous à des " endroits convenus "- à sa " chère petite
Renée ". Affaires de courtage ? Rien dans les cartes postales ne permet
d'identifier précisément l'activité (" j'ai pas fait d'affaires " ,
écrit-il sur l'une d'elle, hélas sans date). Sa vie, en tout cas, est bien
différente de celle d'un " ouvrier agricole " : il circule (à
bicyclette ?), mange au restaurant, sur le Mail à Vendôme, dort sans doute à
l'hôtel.
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Le service militaire l'envoie à Toul, le 10 octobre
1911, à la caserne du Châtelet, l'une des nombreuses de cette ville aux
portes des " provinces perdues ". Est-il de constitution fragile ? En tout cas,
la Commission de Toul le " réforme temporairement " à peine 8 mois après son
incorporation pour " pleuro-bronchite rebelle ", " maladie contractée au service
". Est-ce là cette " veine de pouvoir t'en sauver " dont le félicite un ami dans
une carte postale expédiée d'une autre caserne de Toul ? Chance aussi temporaire
que la réforme : 1 an plus tard, le 5 juin 1913, l'armée lui demande de venir
compléter son service à la patrie, ce qu'il fera jusqu'au 8 novembre 1913.
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Pendant tout ce
temps perturbé, quand il ne " fait " pas " le jacques "
à la caserne, comme son correspondant malchanceux, il est donc parisien,
travaille chez un banquier, dans le 2ème arrondissement, où il habite, puisque,
dans les " localités successives habitées ", l'administration militaire
note, au 27 septembre 1913, " 2, rue Grétry, chez M. Paulack " et qu'en
octobre 1914, sous les drapeaux, il sollicite un " secours " pour sa
femme auprès de sa mairie.
La rupture
apparaît aussi dans le style épistolaire. Habitué des travaux d'écriture, il
possède une graphie sûre et, le plus souvent, même lorsqu'il serre les mots dans
de petits espaces, assez élégante. Si l'on excepte une ponctuation déficiente,
son orthographe est honorable, sa syntaxe solide. Cette dernière ne se défait
quelque peu que lorsque, pressées par le temps ou l'émotion, les idées se
télescopent. Sans qu'on puisse parler de richesse du vocabulaire, on sent une
manipulation aisée des mots. Bref, aucune réticence devant l'écrit et si ce
n'est pas un lettré pour qui la recherche stylistique va de soi, ce n'est pas un
inculte non plus.
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Avant la guerre, la rupture familiale
paraît également consommée. Il fallait que le
contentieux fût bien lourd pour que le fils aîné fît " notifier " son union à
ses parents par un notaire blésois: ils n'assistent pas à son mariage, loin du "
pays ", à Paris. D'ailleurs, contrairement aux parents de l'épousée, eux
ne donnent pas leur consentement. On peut tout supposer quant aux causes de la
cassure, même si le rang social de la mariée, domestique, fille de domestiques,
et la naissance, un an et demi avant le mariage, d'une petite fille, semblent
être les principales. Plus tard, la petite-fille Yvonne parlait de l' " orgueil
" du grand-père, tout petit notable local -et ce n'était guère mieux pour la
grand-mère. La Grande Guerre a-t-elle au moins permis de renouer les fils ?
Formellement sans doute. Au fond, ce n'est pas
certain.
Dans un courrier du 6 novembre 1914, alors qu'il est au
repos, après une blessure, près de " repartir, comme les camarades ",
le moral en berne et l'humeur assombrie par " une mauvaise impression "
que " quelque chose en [lui le] force à [leur]
dévoiler ", il leur demande de venir le voir : " je voudrais bien
chers parents soit l'un soit l'autre si vous ne pouvez tous les deux ce qui me
ferait plaisir que vous veniez me voir car j'éprouverai une grande satisfaction
de vous revoir et vous causer, vous confier le fond de mon idée… ". Et il
insiste : " j'espère que vous ne me refuserez pas… ". C'est donc lui
qui fait les premiers pas. Étrange conduite des parents dont le fils, soldat
blessé au combat, doit solliciter la visite, et qui se confond en remerciements
ensuite quand celle-ci a eu lieu : " je vous remercie de tout cœur de toutes
les complaisances que vous m'avez faites lors de mon séjour près de vous "…
Même à une époque, et dans un milieu, où les relations familiales n'avaient
sans doute pas la chaleur d'aujourd'hui, prendre pour des "
complaisances " ce qui n'était, somme toute, qu'une conduite naturelle,
marquait bien la distance qui s'était creusée.
D'ailleurs, le fils a si peu confiance dans l'amour
retrouvé des parents qu'il ne cesse de les appeler à s'occuper de sa femme et de
sa fille : " surtout ne laissez pas Renée sans vos nouvelles " (lettre
non datée), " maintenant ma chère maman je m'adresse à ton bon cœur
[ton bon cœur !!!] pour te demander si tu ne voudrais pas donner un lapin et
une poule rôtie à Renée… " (6 novembre 1914), " …ma chère petite Renée
que je recommande à vos bons soins… " (2 janvier 1915), " …je fais
appel, à nouveau, à vos bons sentiments et bonne amitié pour que vous prodiguiez
à ma chère petite Yvonne de bons baisers… Je recommande à nouveau l'amitié
sincère que je sollicite de votre bon cœur pour qu'il n'existe jamais le plus
petit différend entre vous… et ma tendre femme… Je compte fermement je le répète
sur votre bon cœur… " (23 janvier 1915), " ma chère petite Thérèse
[sa sœur cadette] donne à papa et maman toute l'amitié que moi je ne puis
donner ainsi qu'à mon Yvonnette et sa bonne petite maman… " (18 février
1915). Le soutien de ses parents à sa femme et à sa fille ne devait donc pas
aller de soi dans son esprit. Comme on le verra plus tard, au moment du partage
des biens, le fils n'avait pas tout à fait tort de s'inquiéter de
l'avenir…
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