dépêche-toi de vivre, Renée...
Il faut attendre avril 1905 pour trouver une trace de la déjà jeune fille, autre que celle des documents officiels de recensement. C'est une carte postale représentant le Bon Marché à Paris et ne comportant aucun autre texte que son adresse. Fréquente-t-elle, après l'école de Cellettes, une " école ménagère ", celle des " demoiselles Tessier ", devenue " La Providence " à Blois, rue d'Angleterre ? En tout cas, une " mademoiselle Tessier " charge, en octobre 1906, un(e) inconnu(e) de prendre de ses nouvelles : sa santé, semble-t-il, n'est pas bonne. Si mauvaise qu'on l'expédie dans la campagne bourguignonne ? C'est là, à Curtil-sous-Burnand, chez sa grand-mère paternelle, la " veuve Robin ", que son amie Marie-Louise Pareau lui envoie deux cartes d'amitié. Mais la même année 1907, une relation de Bougival -où ses parents sont sans doute domestiques- l'interroge sur son goût pour " le métier de couturière ". Elle est à ce moment-là " pensionnaire chez Mme Henri Cour ", 33, route Basse de Paris, à Blois. Pensionnaire parce qu'elle est en apprentissage ou parce que le mot dissimule une fonction de bonne à tout faire ?
Deux cartes postales de 1906 et 1907. Une amie de Cellettes (moins à l'aise qu'elle dans les travaux d'écriture) et une Y(vonne ?) Camus (?) , toutes deux chaleureuses.
Pendant les années 1908-1909-1910, toutes les cartes que lui envoie son amoureux sont adressées à Cellettes. Comment se sont-ils rencontrés ? Alfred Merveille habite à La Bruyère, un hameau situé à l'extrême sud-ouest de Cellettes, aujourd'hui encore nettement à l'écart du bourg, pendant que Renée vit à Vaugelé, au nord. A cette distance géographique, s'ajoute le fait que les deux familles appartiennent à des univers sociaux très différents. Enfin, la sociabilité villageoise n'offre pas beaucoup d'occasions de rencontres en ce début de siècle : la messe,  pour les croyants, et pour tout le monde, les deux " assemblées " de la commune -fête patronale du saint local (Mondry), le dimanche qui suit le 12 mai, et fête d'été que le Préfet a fini par autoriser le dernier dimanche de Juillet. Et pourtant, Renée et Alfred se sont bel et bien aimés tout jeunes encore. Les cartes postales qu'ils échangent, malgré un langage nécessairement retenu, débordent de cet amour.
 
Résultat : à pas 20 ans, la Renée accouche d'une petite fille, magnifique, bien entendu. Nous voilà en mai 1911 et à Paris. L'officier d'état civil qui enregistre la naissance de la petite Yvonne Robin indique l'adresse de la maman, " rue de Maistre ", et l'absence du papa, " père non dénommé ". Fille-mère donc mais notons qu'elle n'est pas tentée par l'abandon, soit que la naissance la ravisse, soit plus certainement qu'elle n'ait aucun doute sur la volonté du père de " réparer ". Où est-il au juste ce " pnd " au moment où Renée met au monde le produit de ses œuvres ? Toujours dans sa famille cellettoise, à la terre ? Ou déjà à Paris, garçon de bureau chez un banquier ? Ils ont dû être bien difficiles ces mois qui ont suivi l'accouchement. D'autant que, dès l'été passé, le père présumé -mais pas encore mari- a dû rejoindre une caserne de Toul pour accomplir son service militaire. Les vœux qu'il adresse le 1er janvier 1912 à sa " petite femme chérie " (anticipation sur l'état civil prometteuse pour la jeune mère…) enterrent sans regrets 1911, " en espérant que nous ayons plus de chance … ". A ce moment, Renée vit -travaille- chez une Madame Huet, à Bois-Colombes, 112, rue des Carbonnets.
Derrière ce militaire extatique, sa belle fantomatique et ces voeux de bonheur simple se cache sans doute plus d'inquiétude que d'espoir. Il faut bien qu'un peu de rêve estompe la banale réalité de la chambrée. Pourtant, c'est triste à dire, Alfred, mais non, l'avenir ne sera pas radieux pour toi, et guère meilleur, tous comptes faits pour ton "gros loup " de Renée...
 
1912 : les souhaits de l'amoureux semblent se réaliser. C'est d'abord une bienheureuse " pleuro-bronchite rebelle (maladie contractée au service) " qui le libère de sa caserne touloise. C'est aussi le mariage : le 21 novembre, un an et demi après la naissance de leur fille, les amants se disent oui devant Alexandre Lévy-Lehman-Strauss, maire-adjoint du 2ème arrondissement de Paris. Ainsi Alfred pourra-t-il officiellement compter sur Renée " comme sur une petite femme gentille et modèle ". Les 4 témoins distingués signent au bas d'un acte magnifiquement écrit : un banquier, patron et logeur du marié, Henry Wolffheim Polack, un oisif, Maurice de Monferrand,  et deux voisins de l'épousée au 11, rue Blanche, un artiste dramatique, Paul Antier et un ingénieur, Maurice Lorfeuvre. Ces détails consacrent la rupture des nouveaux époux avec leur milieu d'origine : le seul Cellettois présent est le père de Renée. Les amis qui souvent servent de témoins sont ici absents. Comment auraient-ils pu, tous dispersés par les hasards de la domesticité, rallier Paris un jeudi de novembre ? Ainsi l'exode rural mettait-il à mal les réseaux familiaux et sociaux.
Le mariage se fait sans contrat. Surprenant, non du côté Robin où on n'avait aucun patrimoine à sauvegarder, mais du côté Merveille : après tout, fâché ou non avec son père, Alfred restait l'héritier. Il faut croire que la cassure était profonde puisque le " propriétaire " cellettois n'avait même pas jugé utile d'exiger un contrat pour " protéger " ses terres.
En attendant une vie de couple avec son chéri, Renée semble bien installée dans sa vie de domestique parisienne : après avoir quitté Bois-Colombes et la rue de Maistre, comme indiqué sur l'acte de naissance de sa fille, elle demeure dans le quartier Blanche-Pigalle, au coeur du Paris d'avant 14.
 Chez elle, dans une de ces " chambres de bonnes " si haut perchées, mal commodes selon nos critères mais ô combien supérieures aux taudis de villages ? Le 11 de la rue Blanche, à un pas du  2, rue Pigalle où une amie lui envoie ses " doux souvenirs " , jouxte le Théâtre de Paris, d'où peut-être l' " artiste dramatique " qui lui sert de témoin.
 
Si les amoureux avaient détesté  1911, ils vont avoir quelques raisons de vomir 1913. L'armée avait bien réformé le fantassin de 2ème classe Alfred Merveille le 4 juin 1912, mais ce n'était que temporaire. Le 6 mai 1913, la patrie pas encore reconnaissante l'estime apte au service armé, et pile le 5 juin, le réintègre pour qu'il puisse bien parfaire sa formation de 2 ans, comme la loi de 1905 l'a établi… Encore doit-il s'estimer doublement heureux : il échappe de peu aux 3 ans que votent les députés et il effectue sa fin de service au 82ème Régiment d'infanterie, vraisemblablement à Montargis ! Calculons : en 2 ans et demi (mai 1911-fin 1913), les amants auront pu passer 18 mois ensemble. Heureusement que cet éloignement militaire a une fin le 8 novembre 1913. Vivement 1914 !
 
rue Grétry, 2004
 Situé dans le Paris brillant de la finance (à une enjambée du Crédit Lyonnais) et de la culture, version Second Empire et musique populaire, (le passage du 2 donne directement sur l'Opéra Comique), près des Grands Boulevards, entre les rues Favart et Marivaux, voici la rue Grétry dans toute sa brièveté.
passage-entrée du 2, rue Grétry
 
Mais ont-ils bien vécu ensemble, et dans ce cas, où ? Il n'existe aucune trace épistolaire d'une vie commune, aucune adresse du genre " Monsieur et Madame Merveille… ". Lui habite 2, rue Grétry, dans le second arrondissement, chez son patron, banquier ou financier. Et elle, après les noces ? Mystère.
 
Une carte postale envoyée par la " tante Marie " (Marie Merveille, de la Ferté-sous-Jouarre, tante d'Alfred) à " Mme Alfred Merveille chez Mr Robin " trouve Renée à Cellettes, début août 1913, avec sa " petite Yvonne ". Il est question d'un bras malade dont s'inquiète la bonne tante. Au point de l'empêcher de travailler, ce qui expliquerait sa présence chez ses parents ?
 
Bien qu'elle ne soit pas datée, on peut placer la même année, à l'automne, cette autre carte écrite par Renée au nom d'Yvonne à son " petit père " : " je t'aime et je pense à toi, déclare la petite sous la plume maternelle, je vais à l'école suis sage … ". La classe enfantine de Cellettes ou une école parisienne ? " Reviens vite maman s'ennuie ", ajoute la "maman".
  
Oui Alfred, dépêche-toi. Et toi aussi, Renée. Le temps des barbares arrive.
 
Mais voilà, même si les bruits de bottes se font plus sonores, personne n'imagine encore que le destin et la folie n'accordent plus que 7 mois aux Renée, aux Alfred et aux Yvonne. Presque 1 siècle plus tard, que peut-on espérer pour eux, sinon que ce seront 7 mois de bonheur tranquille…