...prie pour tous les braves combattants et pour ces pauvres camarades qui ont laissé leur vie...
 
Des centaines d'ouvrages, des études, monographies, témoignages par milliers : la " Grande Guerre " d'où est sorti notre siècle de misères et de splendeurs a passionné la recherche. Pareille hécatombe ne pouvait que frapper de stupeur. Presque tout a donc déjà été dit de la brutalité, de la bestialité dans lesquelles la " vieille Europe " a sombré et qui ont ouvert une voie royale à toutes les violences du siècle. Et pourtant, des millions de fois répétée depuis, la question la plus naïve et la plus douloureuse n'a pas épuisé sa force : pourquoi ?

A parcourir ces " nécropoles nationales " qui donnent aux terres du nord et de l'est une humanité bouleversante, à lire ces dizaines de milliers de noms de " Morts pour la France ", à circuler dans ces paysages apaisés où seule la toponymie fait mémoire, à se pencher sur les objets des musées, définitivement abstraits, on ressent presque physiquement la monstruosité de l'événement.

Et quand on a lu les ouvrages qui décortiquent les circonstances, mettent à nu les mentalités, démontent les ressorts d'ambition qui ont rendu possibles les massacres les plus fous, on se cogne toujours à la même incompréhension.
Pourquoi ?
 
Alfred Merveille résume toute l'incrédulité qu'on peut nourrir devant tant de bestialité. Petit bonhomme ayant à peine vécu, il connaît, en 9 mois, tout ce que les heureux survivants auront vécu en 4 ans : les offensives insensées, les blessures et hôpitaux " temporaires ", les tranchées boueuses, le " boche " à portée de voix, la peur sans doute, qu'il ne faut pas avouer mais qui parfois prend le commandement du corps, les officiers méprisants, héroïques et incapables, l'angoisse pour l'avenir des proches…
 
Le soldat Alfred Merveille semble bien être un " pantalon rouge " comme les autres. Il appartient à la " classe 1910 " : sans être parmi les plus jeunes, il fait donc partie des mobilisés d'août 14. Où ? Son service militaire effectué à Toul le rattache aux régiments expédiés dès le début aux frontières à la reconquête des " provinces perdues ". Lui, c'est sans doute le 82ème de ligne, l'infanterie dans laquelle un commandement inapte va puiser tous ces morts, toutes ces " gueules cassées ", qui saigneront durablement la nation.


 
 
Au Service Historique de l'Armée de Terre, le Journal de Marche et d'Opérations du 82ème Régiment d'Infanterie raconte en belles cursives l'odyssée lorraine d'Alfred et de ses compagnons d'infortune. Jour après jour, Ordre après contre ordre, le rédacteur consciencieux nous conduit sur la route de ces jeunes gens jetés en plein mois d'août dans l'enfer des duels d'artillerie, des marches interminables et des travaux de terrassement.
 
Alfred rejoint son unité  dans le Loiret, à Montargis, le 3 août 1914, au second jour de la mobilisation. Le 7 août, le régiment arrive en Lorraine près de Saint-Mihiel. Des travaux de défense, des marches, mais pas encore de combat, du moins meurtrier ; le seul décès relevé par le rédacteur concerne un Général -celui qui commande la 9ème division- victime d'une " mort subite " qui oblige à une partie de chaises militaires : le 82ème y perd son colonel, promu à la tête de la 17ème Brigade, au profit d'un Chef de Bataillon. Les pantalons rouges eux, marchent beaucoup vers le nord, le long de la Meuse, au bord de laquelle ils se retrouvent pour 4 jours à Dieue.
Le régiment est sur le chemin des " casques à pointe " du Kronprinz, à l'est du dispositif que Joffre a mis en place pour mener la " Bataille de la Marne ". Une " plaie pénétrante à la jambe droite ", à Vaubécourt, le 8 septembre 14, a beau lui faire quitter le front avant la fin de la glorieuse mêlée, on ne mégotera pas à Alfred la qualité de vainqueur de la Marne. Il aura suffisamment contribué, même malgré lui, à sculpter le joli bâton de Maréchal que l'illustre ganache pourra exhiber plus tard. Au moins lui est-il encore vivant…
 
 
Jusqu'en janvier 1915, il n'est donc plus sur le front. " Je ne porte pas ma jambe à terre " écrit-il le 13 octobre. Et le 6 novembre : " …avec ma patte folle…Je ne peux pas faire 100 ou 200 mètres avec mon bâton que je ressens une douleur jusque dans l'aine… ". Il attend le résultat de la visite médicale, sans se faire la moindre illusion : " …je m'attends à la réponse banale de notre major " pour rester dans les tranchées vous n'avez pas besoin de marcher… " et, en post-scriptum de la même lettre (6 novembre 1914) : " Il paraît que nous allons avoir une visite passée par le médecin inspecteur et lui ne marchande pas guéri ou pas bon… ". 
 
Résigné donc, plus discipliné que soumis, face à une hiérarchie pour laquelle il n'éprouve guère de sympathie et qu'on devine pleine de morgue : " …répondre j'aurais de quoi, c'est cependant ce que j'essaierais mais s'il me regarde du haut de son grade en me laissant tomber ses paroles, comme il en a l'habitude " taisez-vous nous avons pas à discuter avec vous " alors il me faudra faire comme les camarades, repartir… ". Repartir : il y a dans le mot toute la lassitude du soldat qui ne croit plus à la fin prochaine des combats.
 
Comme tant de Poilus, il affiche un courage fragile. Il n'est pas de " ceux qui reculent devant le danger qui [les] attend " et espère avoir " un peu plus de veine sur le champ de bataille ". Mais il " redoute comme un mauvais coup " le retour au front [qu'il]sent approché à grands pas ". Dans sa tranchée, le samedi 23 janvier 1915, il ouvre son cœur à ses " chers parents " : " Il faut du courage je le sais ! Mais il y a des moments, que dans la vie que nous menons il est dur d'y faire appel.  Soyez convaincus qu'il ne m'a jamais manqué, et qu'il ne me manquera pas… "  Encore ajoute-t-il prudemment : " je l'espère… ".
 
Il faut montrer que le moral tient. Le thème 1000 fois rabâché par les " chefs " de la bravoure du soldat qui souffre mais ne plie pas trouve ici son illustration. Mais la mort la plus hideuse est partout et les pudeurs de bravache ne sont plus de mise : " …dans l'endroit où je me trouve, il semble qu'il est une voix qui se faufile à travers les balles et obus et qui me commande de vous ouvrir mon cœur pour que je puisse me battre avec courage et tout le calme voulu d'un combattant qui a derrière lui un point d'appui lui soulageant la meilleure partie de sa vie [il évoque là sa femme et sa fille]… ". Le voilà condamné au renoncement, au nom de l'amour qu'il porte aux siens. L'abnégation au service de la barbarie.
 
Le 18 février il demande à sa sœur de prier " pour tous les braves combattants et pour ces pauvres camarades qui ont laissé leur vie sur le champ de bataille ".
 
Prie, Thérèse, sans relâche : 300 000 morts en 3 mois, ça prend du temps en prières.
 
lettre du 25 janvier 1915
Après sa blessure soignée (!) à Nevers, Alfred Merveille est renvoyé sur le front début janvier, en Artois. Il retrouve là le régiment dans lequel il avait été incorporé en octobre 1911, le 79ème de ligne. Rappelons que l'année 1915 a été la seconde plus meurtrière de la guerre (après 1914): plus de 430 000 morts (143 000 pour la seule bataille d'Artois)
 
Aucune récrimination ouverte dans ses courriers. Peut-être force-il le trait patriotique, par conviction, ou par prudence. Peut-être aussi souhaite-t-il donner la meilleure image de lui à son père, notable rural sans doute convaincu du bien-fondé de la guerre.

" Ah chers parents c'est un plaisir c'est une joie que de déguster entre les heures de missions de bonnes choses qui viennent de ce beau pays de France. Oh oui rien rien n'est plus agréable plus attirant plus charmant que ce qui vient de son sol natal… " Ce lyrisme paysan ne pouvait pas déplaire au " propriétaire à Cellettes ".

Mais quand le Poilu ajoute : " …Surtout avec toutes les privations dont nous sommes l'objet ", ou (2 février 1915) " …c'est abominable de souffrir de la sorte et de voir que l'on est soigné de la sorte… ", on soupçonne un léger fléchissement dans la foi guerrière et la confiance du combattant…

Il aurait fallu disposer du courrier adressé à sa femme pour juger plus équitablement de ses convictions. Ceux qui nous restent oscillent toujours entre la jovialité : " …nous avons de bonnes tranchées couvertes bien terrées dans lesquelles nous pouvons allumer une petite lumière… " et le réalisme : " je n'avais pas chaud attendu qu'il avait tombé de l'eau toute la nuit…je suis rentré mouillé comme il faut… " (18 février 1915).

 L'ordinaire du Poilu, ce sont " les Boches à 60 mètres environ ", le froid, l'humidité, les pieds qui font souffrir (2 février 1915 : " je souffre horriblement des pieds à moitié gelés, ça me tortille les pieds, j'ai été six nuits consécutives sans pouvoir dormir, tellement je souffrais…  J'en ai pleuré, il y avait où devenir fou…"), les coliques, la fatigue extrême qui dégénère parfois en " syncope …qui a duré 2 heures ", l'ennui (" écrivez-moi, cela me désennuie… " (2 février 1915), " Je fume ma bouffarde pour me désennuyer… " (23 janvier 1915), l'attente des colis qui permettent d'échapper aux menus de la roulante.
 
A vrai dire,  le sujet "nourriture" l'emporte sur tous les autres. Est-ce réellement sa principale préoccupation ou le thème de conversation unique qu'il pense partager avec ses parents ? Il est beaucoup question de colis, reçus, en attente, ou égarés. Et le poilu détaille ses menus : " Ecoutez voilà le menu d'hier mercredi [17 janvier 1915], à midi une raie de chocolat un peu de crème de foie gras (...) c'est délicieux avec un bon quart de café chaud une pipe (...) puis cette nuit à trois heures il me restait des petits pois et un morceau de viande... ".

Les colis, surtout, le ravissent. Leur annonce le rend " heureux comme un prince ", avec leur chocolat, leur " pâté de lapin délicieux "... La lettre à ses " chers parents chère s?ur " du 20 mars 1915 , la dernière qui soit conservée, est presque entièrement consacrée à l'intendance : il y est question d'un colis avec une " petite bête (...) richement bonne " et " tendre comme une rosée ", du " saucisson à maman Robin ", d'une " grande boîte de tripes ", de confitures, de raisins cuits, de ninas. Question aussi d'un arrangement avec des sous-officiers et des " caporaux qui ont de la galette " : lui fera la cuisine quand ils seront au repos et en échange, il sera nourri et même " exempt de tout ", c'est à dire dispensé de toute servitude militaire.

 
Peut-être par dessus tout, les colis (hebdomadaires en provenance de sa femme, fréquents, du reste de la famille) constituent le lien concret du Poilu et de "l'arrière". Ils participent à l'entretien moral du soldat, au sentiment qui anesthésie le doute. Alors que la guerre n'a pas encore 1 an mais que les combattants sont installés dans la durée, cette osmose entre le front et le "patelin", faite de pâtés, d'eau-de-vie qui arrivent régulèrement, au-delà des petites améliorations matérielles qu'elle procure, participe à la formation de l'esprit combattant.
 
 
 
Entre les douleurs des coliques, l'humidité, le froid qui gèle les pieds, le poilu trouve dans la nourriture de quoi le distraire de son ennui. De sa peur ?  C'est le sujet le moins abordé, par pudeur, ou prudence. La guerre est plus présente dans ses à-côtés pénibles que dans son déroulement militaire. C'est ailleurs qu'il faut chercher quelle guerre a fait Alfred Merveille.