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Avec la jeunesse d'Yvonne,
on navigue dans le brouillard. Piquer un fait avéré ici ou là dans un courrier
reste une chance. Naissance, enfance, scolarité, adolescence, première jeunesse
se déroulent dans la tragique banalité du demi vingtième siècle noir. Née de
l'amour, sûr, mais hors mariage, ce qui, au mois de mai 1911, était moins
ordinaire qu'aujourd'hui. Parisienne, s'il vous plaît, du 14ème arrondissement,
rue Boulard. Il lui faut attendre 1 an et demi avant de pouvoir sourire sans
aucune retenue à son papa
Alfred qui, après
un bout de service militaire, a fini par épouser sa maman
Renée à la Mairie du 2ème arrondissement. Et ce
mariage Robin-Merveille l'a " légitimée ". Eh ! oui, Yvonne, avant ce 21
novembre 1912, tu n'étais qu'une fille " naturelle " sans père et tu t'appelais
Yvonne Robin.
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Au 29, rue Boulard, à Paris, il y a aujourd'hui une entrée
(assez laide) d'immeuble cossu. Mais le 9 mai 1911, qu' y trouvait-on ? En tout
cas, Berthe Brehm, jeune sage-femme de 27 ans, y était puisqu'elle a
assisté à l'accouchement de Renée encore Robin. La jeune maman est
domestique 5 rue de Maistre, sans doute celle (aujourd'hui
avenue) du 14ème arrondissement (il existe une autre rue de Maistre dans le
18ème). Les deux témoins, un jeune typographe et une "ménagère", habitent non
loin de là, rues Vandamme et Philibert Lucot. De papa,
point.
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Est-ce pour compenser ce
retard à l'allumage ? Le 19 février 1919, la Nation t'adopte. Te voilà donc avec
deux mères. Mais tu n'as plus de père. Le jour de tes 4 ans, pile le 9 mai 1915,
le vilain a raté ton anniversaire. Il traînait entre Arras et Lens, dans une
région où on soldait la chair fraîche, à Neuville Saint-Vaast. Neuf jours de
plus et le papa achève de mourir pour la France dans un hôpital d'Amiens.
Rassure-toi, tu n'es pas la seule à avoir fait, ce jour-là, le cadeau
involontaire de ton père à la Patrie. C'est un tampon tout prêt qu'on a apposé
sur ton acte de naissance et le fonctionnaire de service n'a même pas ajouté le
" e " de ta féminité à " Adopté ".
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Quels souvenirs
conserve-t-on de ses 4 ans ? Conscients, peut-être aucun. A moins que les images
se fixent, un peu déchirées, déformées, dans un répertoire secret auquel seuls
les extra-sensibles et les imaginatifs accèdent quand, devenus vieux, ils
pensent allonger leur vie dans le seul sens que la nature ne pourra pas leur
prendre. Yvonne parlait de son père " très gentil " comme si elle s'en
souvenait. Mais alors, il faut que les liens aient été particulièrement
puissants puisqu'en 4 ans, le service militaire puis la mobilisation du père ne
lui ont laissé que moins de 30 mois pour dorloter sa fille. Quand il voit Yvonne
pour la dernière fois, sans doute le 26 décembre 1914, elle a à peine plus de 3
ans et demi… Il faut donc plutôt relier le sentiment filial à l'idéal-type du
Père cent fois évoqué devant elle et magnifié par une mort héroïque. D'ailleurs,
cette réputation de gentillesse colle trop bien à Alfred Merveille, déjà
qualifié " doux et docile " par son maître d'école, pour être tout à fait
usurpée.
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C'est vrai qu'Alfred a de l'attachement
pour son " Yvonnette ". Ses quelques courriers qui n'ont pas disparu
débordent de tendresse pour sa " chère petite Yvonne ", sa "
mignonnette ", son " petit trognon ", son " petit
bouchon " qu'il aime. Encore ne s'agit-il que des textes envoyés à ses
parents ou à sa sœur. Ceux qu'il a écrit à sa femme devaient être des crues
d'amour… Et même s'il a pu douter dans des moments de déprime de sa paternité,
le lien qui l'unit à sa petite fille est si fort qu'il dissipe aussitôt les
mauvaises pensées : " personne ne me l'enlèvera de l'idée, j'aime trop cette
enfant ", dit-il à sa " petite femme chérie "
dans une
lettre d'amour
de 1912 bourrée ras la carte postale d'émotion. " J'ai reçu hier une
mèche de ses petits cheveux qui sont d'un blond admirable ",
écrit-il du front, au début de 1915, et on sent bien, derrière la naïve
admiration du père, tout l'amour qu'il était prêt à
donner.
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Mais voilà : une ignoble boucherie et "
ton petit papa est décédé derrière cette maison démolie par les boches
". La carte
postale écrite le 28 octobre 1919 par Renée à son " Yvonne
chérie " rappelle à la petite fille de 8 ans que son " cher petit
papa " est sous la terre. " Je lui ai mis de belles fleurs pour toi ma
petite Yvonne car j'espère que dans tes prières tu ne l'oublies pas ". Voilà une
petite enfance tranchée, une vie déracinée. Un amour absent jamais ne se
remplace. Comme les membres amputés, il ne laisse que la douleur. Enfant de
l'amour, Yvonne sera aussi celle de l'absence.
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Où vit-elle pendant ces
longues années de guerre qui suivent encore la " mort pour la France " de son
père ? La trace est impossible à reconstituer avec certitude. Paris, où le
couple vivait peut-être juste avant le conflit ? La Ferté-sous-Jouarre, lieu de
l' " entreprise de transports Merveille ", où résident l'oncle Aristide et la
tante Marie ? Cellettes, somme toute le plus logique puisque c'est là que sont
installés les grands parents paternels, à La Bruyère, et maternels, à Vaugelé ?
Mais ceux-là ne doivent guère se fréquenter : les Merveille, " propriétaires ",
c'est à dire paysans à l'aise, n'avaient que peu à voir avec les Robin,
domestiques venus de Bourgogne. D'ailleurs, ils n'ont pas donné leur
consentement au mariage de leur fils, qui leur a simplement été " notifié
".
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Alfred a eu beau, dans plusieurs courriers du front, recommander sa " petite femme " et son " Yvonnette " à ses " chers parents ", peu de traces concrètes de prise en charge nous sont parvenues. L'unique carte postale signée Merveille et adressée à " Mademoiselle Yvonne Merveille, chez Madame Richemont " (ce qui marque bien que celle-ci, remariée, a cessé d'être de la famille, même par mauvaise alliance) du Mont Saint-Michel le 8 mai 1923 ne déborde pas de tendresse.
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Pour l'anniversaire de leur petite-fille, c'était service minimum. Quelques temps plus tôt, Thérèse, la petite soeur d'Alfred, y était allé d'un " Bons baisers de ta tante " qui sentait le devoir accompli. On a le lyrisme retenu chez les Merveille de Cellettes.
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