à Toul
dans la caserne du Châtelet
le rêve d'Alfred
s'appelle
Renée
La carte postale n'est pas datée. Mais le militaire rêveur du recto ne laisse guère de doute : elle a été écrite du service militaire. 1911, 1912 ou 1913 ?
Moment de déprime, moment d'exaltation, où les mots font le mur de la pudeur.
L'écriture est si fine que, malgré une graphie aisée de " garçon de bureau ", on peine parfois à la déchiffrer. L'amoureux prétexte le manque de papier.
En réalité, c'est qu'il a beaucoup à dire de son amour, de ses doutes, de sa solitude.
 

Moral bas. Au " régiment " et à Toul, même un bon républicain patriote a du mal à se sentir à l'aise. Un ami, Louis Crambert , lui écrit le 14 novembre  (1912, sans doute, puisqu'il est " très heureux que tu m'est fait part de ton mariage ", ce dernier devant être célébré le 21 novembre suivant) d'une autre caserne touloise. Même écriture, même style, même aisance d'expression, même orthographe non tout à fait parfaite mais qui ferait le bonheur de beaucoup 1 siècle plus tard . Sans doute donc, même culture, même milieu d'employé fraîchement citadin produit de l'exode rural... Jugement définitif sur le " régiment ". " …à force de faire toujours les mêmes bêtises on finit par devenir abruti ". Et même si " on n'est pas bien malheureux ", " on souffre un peu du froid à faire le jacque dans la cour… ". Marches de nuit, nourriture à peine suffisante : " tout ça ne vaut pas la vie civile ". Alfred Merveille doit être dans le même état d'esprit que Louis Crambert : " vivement que je sois sorti de ce sale trou il n'y a rien pour nous distraire ". Bref, aucune obsession militariste...

 
 
Moral défait : " je ne reçois aucune lettre heureusement que tu m'écris car je me suiciderais ". Jeté dans la France de l'est à deux pas des provinces arrachées 40 ans plus tôt par l'ennemi héréditaire, dans ces régiments d'infanterie " de ligne " qui regroupent alors la masse des gars de 20 ans, loin de sa " petite femme chérie ", il a surtout besoin qu'on l'aime, Alfred, qu'on ne l'oublie pas. La lettre de sa Renée -elle doit savoir écrire les mots qui échauffent le pioupiou esseulé- lui fouette les sens. " …vois-tu ma chérie je n'ai que toi dans la tête. " Y a-t-il eu brouille entre eux ? La naissance de la petite Yvonne a-t-elle éveillé des soupçons sur la fidélité de la belle ? Dans une carte de vœux apaisée -datée, elle, du 1er janvier 1912- le vaillant soldat espère que l'année nouvelle leur donnera " plus de chance que celle  que nous venons de quitter ". Allusion à la séparation ? Toujours est-il que la " confiance " le préoccupe. La sienne qu'il accorde avec une sorte de passion : " Renée crois-le bien ton [?] amour envers toi n'est pas partagée… ", " …comme je te l'ai dit je (suis) sûr que c'est moi qui est le père de mon Yvonne… ", " …c'est à toi que je donnerez tout, oui je suis fidèle et j'ai confiance en toi… ". Celle qu'il réclame à sa Renée :  " Enfin ma Chérie je veux que tu ais confiance en moi, car vois-tu ça me tourne la tête, j'ai peur que tu n'aies plus confiance en moi… ".
 
Par-dessus tout l'amour. Il n'avait pas 25 ans quand sa vie s'est arrêtée. On dirait aujourd'hui : c'était encore un enfant. Un enfant qui débordait d'amour, qui disait " jamais " comme seuls les enfants savent encore le dire. " Je n'ai jamais aimé que toi et je n'en aimerais jamais d'autres… ", " …je n'aurais jamais d'autres femmes… ". Cette promesse-là, il n'a pu hélas que la tenir. " Je t'aime toi et ta fille ou plutôt notre enfant, car Renée ma mignonne pour ce que tu me rappelle quand nous l'avons faite je constate que c'est vrai… " Tu t'échauffes Alfred. Dans la chambrée, tu revois, tu revis la scène, l'été 1910, le mois d'août, Cellettes ?
Elle n'a pas 19 ans, toi, pas 20. Belle, bien sûr, et toi, la moustache conquérante. Dans les bois, près de l'Archerie, cet " endroit convenu où nous pourrons nous embrasser à notre aise et nous aimer à notre guise " comme tu lui écrivais en 1908 ? Et voilà, c'était l'été, le mois d'août, il y avait depuis trop longtemps trop d'envie. S'écrire des mots tendres sur des cartes suggestives où des jolies dames serrent des fleurs sur leur poitrine de dentelles et des messieurs crantés envoient des regards langoureux, cela ne suffit pas. Vous voilà donc en train de fabriquer le petit bout d'Yvonnette. Sans le vouloir bien sûr, mais hein ? Jamais les femmes ne célèbreront suffisamment la conquête de leur corps et la liberté qu'elles ont acquises de choisir entre l'amour et la procréation. Ce jour d'août 1910 doit donc autant à votre désir qu'à la fatalité du temps. Tant mieux pour Yvonne. Tant mieux pour les enfants d'Yvonne. Tant pis pour les désagréments qui s'en sont suivis.
 
A Toul, le temps ne passe pas vite à " faire des bêtises ". L'esprit bat la campagne quand on a 20 ans. Alfred a la tête pleine de Renée. Et pas seulement la tête. " ça me travaille tellement qu'il y a des nuits que je ne fais que rêver à toi et à mon Yvonne… ". Les mots finissent toujours par rejoindre les sentiments chez les êtres sincères : " Ah mon cœur mon amour (…) c'est à toi que je donnerez tout, oui je suis fidèle… ".
 
Bien sûr, il y a quelque impudeur chez les petits-enfants à exposer des phrases aussi intimes. Ce n'est pas à nous que cette carte a été envoyée . Le droit au secret est imprescriptible, non ? Il existe pourtant une raison honnête de recopier les mots d'amour d'Alfred à Renée. La revanche de la vie sur sa mort à lui, sur sa douleur à elle.  Le merveilleux réconfort de savoir qu'en dépit des barrières sociales et des malheurs du temps ils ont su s'aimer et se le dire. La certitude que la trace de leur amour demeure, comme une invite.
 
" Ton petit homme pour la vie… Ton Alfred pour la vie qui ne se séparera jamais de toi… " Et encore : " Ton Alfred pour la vie ".
 
Et si, Alfred, vous avez été séparés. La vie n'a duré que quelques mois. Tu vois que tu as bien fait ce jour-là de lui écrire que tu l'aimais : un peu trop de retenue, de fierté mâle, et ç'aurait été trop tard... Alors cette page restera ton cri.