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Marie, Marie,
qu'as-tu fait ?
Que manquait-il donc au petit
Alexandre-Marcel-Stanislas pour que
tu le refuses ? En ce printemps 1910, j'essaie de t'imaginer sur la route de Landes-le-Gaulois à
Blois, le ventre pointu, secouée et douloureuse dans la charrette qui doit
méchamment cahoter. Ou à pied. Aujourd'hui, de l'Hôtel Dieu, à Blois, à,
mettons, l'église de Landes-le-Gaulois, il faut ¼ d'heure dans une voiture
tout-confort. La Marie d'aujourd'hui dirait : " j'en peux plus " et roulez
carrosse, église de Landes-Blois : ¼ d'heure . Bien sûr, tu n'habites pas
l'église ; " domestique demeurant à Landes " a écrit Georges Guérin l'adjoint
délégué à l'Etat-Civil. Bonne, donc , à coup sûr, mais pas du
curé.
Voilà : les
douleurs t'ont prise. En 1910, on accouche à la maison. Oui mais toi, tu ne veux
pas accoucher, tu veux mettre bas et oublier. Alors, Hôtel Dieu. Le chemin de
Landes à Blois n'a pas été facile ; aujourd'hui, il passe par la ZUP, c'est
dire. Je t'entends crier. " Ta gueule " te dit le charretier. C'est vrai, quand
on est fille, domestique et grosse, qu'on fait perdre son temps au cheval, à la
charrette et au journalier qui la conduit, on ferme sa gueule. A moins que le
charretier t'ait à la bonne, ou que ce soit le brave type. A moins que tout cela
ne soit roman social larmoyant, une bonne vieille théâtralisation destinée à
magnifier la banalité d'une naissance début de
siècle.
La vérité
est en effet moins mélo. Un dossier de l'Assistance Publique note
l'admission à l'Hôtel
Dieu d'une Demoiselle Lefresne Marie, le 4 avril 1910. Plus d'un
mois et demi avant d'accoucher, ce n'était sans doute pas un séjour
de confort. Alors, accueil d'une fille-mère en échange d'un petit travail puisqu'on sait que
les maternités de cette époque abritaient les seules naissances "illégitimes" ? Grossesse difficile ?
Détresse physique ? Tu vois bien que les circonstances atténuantes sont de ton
côté. Oubliés donc la charrette, le chemin difficile, le charretier barbare, Les
Misérables. Reste ta détresse.
J'essaie de
t'imaginer en ce moment mystérieux où tu l'expulses. Voilà la tête. Pas
d'accouchement sans douleur à cette époque, ma pauvre, pas de péridurale, rien
que de la souffrance, c'est dans la Bible. L'Hôtel Dieu, en 1910, ce devait être
quelque chose ! 50 ans plus tard, un de tes petits-fils-refusés y a fait un
séjour à la suite d'un mauvais accident de circulation. L'endroit avait sans
doute été très modernisé mais c'étaient toujours ces grandes salles communes
dallées qu'on avait juste cloisonnées avec des boxes.
On va
supposer que tout s'est déroulé normalement : donc tu souffres, la bonne sœur
t'engueule -une traînée qui vient abandonner son gamin du péché, tu parles !
Stop, halte au pathos. Ou t'encourage : après tout, la compassion c'est son
métier, non ? ça finit par sortir, rougeaud et gluant, ça pleure un coup, c'est
un garçon. Un coup de ciseau et le voilà qui existe, Alexandre-Marcel-Stanislas.
Sacrés prénoms. Est-ce toi qui les as trouvés ou as-tu
abandonné cette tâche aux autres puisque de toute façon tu ne voulais pas du
gamin ? Allez, on va te laisser le bénéfice du doute : prénommer la chose a donc
été le seul petit instant d'amour que tu lui as accordé. Dans ce cas,
laisse-nous te dire que tu nous surprends : où es-tu allée chercher un Alexandre
et un Stanislas en 1910 ? Tu aurais pu choisir Jean, comme les parents Anouilh
ou mieux, comme la mère Genet qui, comme toi, a fait un enfant sans père et l'a
jeté . Tu aurais pu l'appeler Julien, comme les Gracq, ou Gaston, à la Defferre,
ou jouer la fibre musicale et exotique en copiant les Reinhardt ou les Tatum -
Django Lefresne, Art Lefresne, quelle classe. Qui sait, doté d'un prénom
intéressant, Alexandre-Marcel-Stanislas serait peut-être devenu poète, musico ou
auteur dramatique. Las, la seule musique que tu lui as laissée était faite de
silences, la seule poésie, d'absence, et en matière de drame, tu ne lui as légué
que sa naissance.
Objection,
objection !
C'est
facile, aujourd'hui, de condamner une pauvre fille, une quasi-immigrée, sans
ressources, malade peut-être, à une époque où on attrape un enfant aussi
aisément qu'un rhume. Qu'en aurait-elle fait d'Alexandre-Marcel-Stanislas ,
domestique sans doute logée puis expulsée par ses patrons ? Quelle vie aurait-il
eu avec elle, fille-mère de Bretagne, autant dire du bout du monde ? Quel avenir
auraient-ils eu, ensemble, lui, gamin livré à lui-même, elle, fille-mère
incapable de trouver un mari ? Séparément, tous comptes faits, ils ne s'en sont
pas si mal sortis. Objection recevable.
Encore
que
soumise à circonspection : l'INSEE, qui sait fouiner
dans notre passé, a identifié deux naissances Lefresne dans le Loir-et-Cher entre
1891 et 1910 : une à Blois, c'est celle qui nous intéresse, l'autre
à Selles-sur-Cher. Il ne restait plus à espérer que le, ou la,
Lefresne de Selles, ne soit pas ton œuvre. Hélas les Archives sont toujours trop bavardes. 93
ans après, en remontant, elles nous disent que ce deuxième Lefresne, c'était
le tien. Disons: probablement, pour te laisser une chance. Mais reconnais que deux
Lefresne jetés, même pour une fille de ferme bretonne, maltraitée par des
salauds, ça ferait beaucoup.
Allez, à
bientôt, Marie : je préfère te dire qu'Alexandre-Marcel-Stanislas n'aurait pas
aimé du tout l'avenir que tu t'es organisé. Et pas davantage que son fils à lui
cherche à en savoir plus.
Nous voilà
justement arrivés au moment décisif de la séparation. Mieux vaut changer de page
pour l'évoquer, pour que vos destins ne se croisent plus, même dans un
récit.
Il va donc
falloir te débrouiller tout seul Alexandre-Marcel-Stanislas : ton Père Non
Dénommé a tiré sa petite crampette et n'en a probablement jamais connu le
résultat. Ta maternelle jette l'éponge. Vive la
vie.
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