Côté Lefresne, un peu de bile
 
Au fond, dans les arbres qui annoncent la forêt de Russy proche, le hameau de la Bruyère, fief des Merveille. La peinture jaune du colza était inconnue à cette époque, plus portée sur la céréale ou la vigne.
 
On a vu dans un autre épisode le Vieux ne pas donner son consentement au mariage du fils Alfred avec la Renée Robin. Mariage de rien avec une fille de rien, déjà engrossée, et mère d'une Yvonne, qui, du coup, se retrouve Merveille. Notons que sa propre fille, Marie-Thérèse, a épousé un paysan qui n'a pu lui faire qu'une fille, lui aussi. Malthusiens en diable, les Merveille de Cellettes : après l'ancêtre, le nom disparaît. A qui alors les terres du " propriétaire " ? C'est là que la lutte de classes peut faire son apparition : à ma gauche, les prolétaires-lefresne, forcément spoliés, à ma droite, les propriétaires-paysans-merveille, évidemment avides et mesquins.

La donation-partage effectuée le 13 février 1939 est un véritable chef-d'œuvre d'arnaque familiale, façon Maupassant dépeignant les rapaces paysans normands, tout occupés à préserver leur bien avec une morale alignée sur le porte-monnaie: telle a toujours été la conviction lefresnienne, sans que d'ailleurs cela devienne une obsession ou se transforme en haine recuite. Ni Marcel ni Yvonne n'étaient des paysans et n'ont rêvé de devenir un jour les propriétaires de La Bruyère. Dans les (rares) évocations du passé, l'épisode suscitait des sourires plus que du ressentiment. Comment aurait-on pu contester au vieux le souci de transmettre un patrimoine largement acquis par lui ? Était-ce sa faute si le fils devenu parisien avait de fait renoncé à la terre ? Ah ! s'il avait épousé une gaillarde du coin au lieu de s'enticher d'une fille de domestique… La branche maigre des Merveille, encore abâtardie en devenant Lefresne, ne pouvait pas espérer mieux : des sous pour solde de tout compte.
 
Le tableau ci-dessous résume la succession Merveille. Au total 6 hectares ont donc été transmis, outre les bâtiments d'exploitation et l'habitation. Pas de quoi déclencher un conflit armé...
Donation-partage du 13 février 1939

Donation-partage du 13 février 1939

Terres

 

Superficie

en ares

Nature des sols

Lieu

Commune

1,00

Terre (1)

La Bruyère

Cellettes

60,75

Vignes (1)

La Bruyère

Cellettes

81,85

Terre (1)

La Bruyère

Cellettes

178,01

Terre et vignes

La Bruyère

Cellettes

89,24

Terre

La Bruyère

Cellettes

106,56

Terre et vignes

La Bruyère

Cellettes

23,54

Terre

Noyer des Champs

Chailles

45,00

Terre

Bourgeons Rouges

Les Montils

15,18

Terre

La Haye

Les Montils

Superficie totale : 6 ha 1 a 13 ca

 

(1) donation « en avancement d’hoirie » (c’est à dire la part remise à un héritier avant que s’ouvre la succession) du 21 septembre 1928

 

Valeur des 3 premières lignes avec les bâtiments fixée en 1928 à 22 000 F

 

Valeur des 6 dernières lignes + valeur de la donation de 1928 (bâtiments et 22 000 F) =18 750 F x 2 = 37 500 F (c’est à dire valeur de la soulte x 2)


(La soulte est, dans un partage, la somme d'argent versée par l'une des parties pour compenser l'inégalité des lots.)

 

 
La parole est donc aux faits. On connaît le langage alambiqué des actes notariés qui dissimule parfois sous des parfums de rose les odeurs de merde bien fermentée. Cet acte-là pourrait servir de modèle.
 
Exposé.

Acte 1 : rappel d'un acte de 11 ans antérieur, par lequel les deux ancêtres cèdent à leur fille et à leur gendre les bâtiments de la ferme et quelques terres contre une somme de 22 000 francs -somme purement théorique puisqu'en définitive elle n'est pas acquittée. En patois d'héritage, ça donne " avancement d'hoirie ".

Acte 2 : puisque le roturier droit français interdit de déshériter ses descendants, il va bien falloir servir un brin la petite Yvonne, du temps qu'on est encore vivant, peut-être pour lui en donner le moins possible, surtout pour préserver le patrimoine Merveille. On feint donc le partage. A la fille et au gendre : tout. A la petite-fille : le bonjour de Philippe.
 
 
Tout, c'est l'ensemble des terres, un peu plus de 4,5 ha, les bâtiments et les 22 000 francs que la Thérèse avait été invitée à remettre à la communauté pour compenser l'hectare et demi et les bâtiments qui lui avaient été donnés 9 ans plus tôt. On suit ? Le couple fille-gendre aura donc perçu la totalité du patrimoine Merveille. Petite mais belle affaire.
 
Mais Yvonne-Marcel dans tout ça ? Ils ont droit à une soulte de 18 750 francs qui leur sera versée en deux fois : 12 000 francs en ce 13 février 1939 et le solde, à la mort du dernier donateur, sans intérêts, s'il vous plaît ! Or, si le vieux Merveille a quitté ce bas monde 1 an plus tard, il a fallu attendre une guerre et 17 années pour que son épouse le rejoigne : que valaient, en 1956, les 6750 francs de 1939 ? Un peu moins de 300 F,  M'sieurdame. L'arnaque, on vous dit.
 
Et attendez, ce n'est pas tout ! Le même acte créait une " rente viagère " au profit des généreux grands-parents d'Yvonne, de 900 francs l'an, à partager en deux, évidemment. Ajoutez les frais de donation, de licitation, de première mutation. Partagez de nouveau en deux. Addition, soustraction, résultat.

Pour Thérèse et son Quilien de mari : 6,5 ha, une maison, une écurie, deux celliers, un pressoir en bois, une grange, une cour, un hangar, un toit à porcs, un four…
Pour Yvonne et Marcel : 12 000 - (4645 : 2) = 9677,50 francs, c'est à dire : soulte donnée de suite - (frais : 2) = finalement pas grand chose…
 
Et comme les deux héritières s'étaient engagées à s'occuper des Vieux jusqu'au dernier vivant, en plus, Yvonne s'est appuyée le ménage jusqu'en 1957. Pourquoi alors avoir accepté ce contrat de dupes ? Première réponse : pas le choix.. Deuxième réponse : ne pas confondre la valeur symbolique des terres et bâtiments avec leur valeur marchande ; au bout du compte, cette dernière n'était peut-être pas si élevée que cela à la veille de la guerre. Enfin et surtout, 9677,50 francs représentaient un sacré bol d'oxygène en 1939 pour une famille désargentée de 5 personnes : seul, le père travaillait, et le métier de chauffeur-livreur nourrissait mal. Bien qu'aucune feuille de paie ne nous soit parvenue, on ne peut guère estimer à plus de 500 Francs le salaire mensuel de Marcel, et ce, dans un contexte d'inflation dur aux Lefresne pauvres. Près de deux années de salaire encaissées d'un seul coup, ce dut être un joli cadeau, propre à calmer leur modeste appétit.
 
Ce pactole  permit même à Yvonne d'acheter une machine à coudre, une Singer, d'ailleurs toujours solide et (peut-être) en état de marche 60 ans plus tard.
 
Quelle meilleure façon de tourner le dos à la terre que de convertir une part, même sous-estimée, de sa valeur, en objet industriel à l'époque très élaboré ? La machine à la place de la propriété foncière: allons, le Progrès était en marche et les Lefresne feraient partie du mouvement…