A 3 réunions par jour, du dimanche soir au mercredi, l'instruction religieuse va bon train : il faut non seulement se " préparer a la première communion qui est le plus beau acte de la vie " mais aussi apprendre des tas de choses un peu compliquées pour une tête de 11 ans, sans oublier les " messes de retraite ". Pas étonnant que dans cette bizarre trinité on finisse par confondre dieu le père et dieu le fils. Mais au fond quelle importance : si le châtiment est mérité qu'importe celui qui le donne ?
 
 
Prenons " Sodom " dont " les habitants commettaient les crimes les plus affreux " -et là, on imagine le curé exécutant à toute vitesse une série de signes de croix en espérant qu'aucune petite fille curieuse ne demandera des précisions sur ces affreusetés? Eh ! bien " Jésus Christ ayant entré dans cette ville accablé de tous ces crimes fit tomber sur elle une flamme de feu qui dévora non seulement les habitants mais encore les habitations ". Vlan. Et puis tiens : " voyant que le peuple ne pratiquait pas ", Jésus Christ " anéantit le genre humain ". Sobre mais efficace.
 
Ajoutons " l'histoire d'un jeune homme qui après avoir tué son père et sa mère écrasa leur tête avec ses pieds ". Du Déluge anéantisseur à la ville rasée au lance-flamme en passant par le fait divers sordide, belles images de l'humanité ! Au moment d'entrer dans la vie, les petites filles avalaient donc du monde une vision-repoussoir effrayante. Pour peu que le curé ait été bon pédagogue, qu'il ait illustré ces terrifiants récits d'images bien réalistes, on comprend avec quelque frayeur le genre d'imaginaire construit dans ces sensibilités en formation. Du coup, Yvonne prend " la résolution de ne jamais offenser Dieu dans une gaieté d'esprit " et comme on la comprend.
 
VADE RETRO SCEPTICAS
 
A la 3ème instruction du lundi 22 mai 1922, " Monsieur le Curé " ne mâcha pas ses mots : " si nous ne voulions pas nous confesser sur la terre c'est à dire avoue ses fautes [on admirera ici l'humanisme du bon curé qui n'imagine pas d'autre état chez ses petites ouailles que la culpabilité] nous serions obligés de les avoues quand nous mourreront ". Quand tu as mourreru Yvonne, au moment où tes yeux se sont exorbités comme si tu voulais projeter sur ta fille un dernier éclair de vie, est-ce ce sentiment pervers de péché qui t'est revenu, et la terreur  d'un châtiment éternel ?
 
Le mardi 23 mai 1922, dès la première réunion, on aborde les choses sérieuses : le " sacrement de Pénitence ", c'est à dire " le plus grand bienfait ".
 
On connaît l'admirable trouvaille de l'Église médiévale qui escamota en douceur les rigueurs de l'Eglise primitive : à la place d'une pénitence-exclusion, la pénitence-absolution. A l'origine, faute avouée n'est pas du tout pardonnée : tu perds ta place dans la communauté, et bonjour la vie de misère jusqu'à ce qu'un évêque te réinstalle dans une existence à peu près normale . A partir du Moyen-Age, on reconnaît que c'est déjà une punition d'avouer ses faiblesses ; alors, un pater, un ave,  et ça va bien comme ça… Plus tard, on inventa même les " indulgences ", qui autorisaient le péché au forfait.  Il faut dire que la sauvagerie de la peine codifiée par les Pères de l'Église ne devait pas inciter les pêcheurs à crier leurs turpitudes sur les toits, et moins encore dans les confessionnaux. Alors aussi bien distribuer des pardons que chacun, de toute façon, se serait accordés ! En somme, les faiblesses humaines ont poussé les curés à plus d'indulgence -comme quoi, la permissivité n'a pas que du mauvais…
 
A Yvonne, le curé raconte une horrible histoire de condamné à mort, d'échafaud, et de prêtre qui embrasse le coupable en l'assurant qu'il est son frère, cette belle absolution n'empêchant nullement "  la  guillottine " de " trancher la tête du malheureux ", assuré, toutefois, de " retrouver Dieu dans l'éternité ". Qu'a-t-elle retenu de tout cela ? Le minimum assurément puisqu'en fin de compte, si elle prend la résolution de se confesser " tous les huits jours ", elle ajoute prudemment : " ? et quand je ne le pourrais pas au moins une fois dans le temps de Pâques ".
 
La suite devient confuse. On sent que l'attention de la petite fille se relâche et que les histoires de multiplication de pains, de Capharnaüm, de Juifs amis puis ennemis qui " se révoltent contre Dieu " ne font que passer à côté d'elle. Tant mieux. On devine aussi, aux coups de crayon qui balaient les pages, que l'agitation a gagné son voisinage et que ça chahute un brin chez les futures communiantes. Pour peu que le curé, pris par son sujet, vive l'Evangile un peu passionnément, personne ne lui garantira une attention soutenue. Bref, comme il faut bien conclure cette 2ème réunion du mardi 23 mai 1922, elle s'en tire avec une résolution passe-partout : assister à la messe. C'est bien, non ?
 
Le sort de Judas et d'un (mauvais) enfant coupable d'une " communion sacrilège " occupe la 3ème réunion du mardi. Le premier se pend et le second meurt. Bien fait pour eux. Mais on n'en saura pas plus sur la nature du sacrilège, soit que le curé ne l'ait pas expliqué, soit que la future communiante ait été un peu distraite. Est-ce une mauvaise chose ? Toute cette morbidité et cette vision noire de l'humain n'auraient pas amélioré l'humeur d'une petite fille orpheline de guerre, peut-être séparée de sa maman. Si elle se montrait un peu dissipée, comme les demoiselles de l'oeuvre Bonjean le dénoncent à sa mère, c'était bon signe -signe que l'obéissance et la soumission réclamées par le curé au nom de Dieu, ou de son fils, c'est tout comme, n'avaient pas pris totalement possession de son esprit.
 
Le mercredi, la fatigue a dû gagner la petite compagnie: le compte-rendu se fait bref et tourne court sur une phrase juste ébauchée : " Monsieur le Curé nous ". La journée a été consacrée à des considérations sur la prière, sans laquelle " nous ne pouvons rien faire ", la prière qui guérit et qui sauve, et on se doute que le curé n'a rien dit qui lève l'ambiguïté du dernier verbe…
C'est l'heure de la conclusion pour les petites filles. Celle d'Yvonne est émouvante et terrible : " touchée profondément " par ce que " Monsieur le Curé " lui a dit " depuis le commencement de la retraite ", elle prend l'engagement de " le pratiquer toute [sa] vie j'usqu'à l'heurre de [sa] mort " -voilà pour l'émotion. Mais quand elle " demande a Jésus de [lui] accordez la grace d'une bonne mort comme Saint Joseph entre les bras de Jesus et de Marie son epouse ", on se sent obligé de demander des comptes à des gens qui entraient dans des têtes d'enfants des idées de mort au lieu de leur faire sentir le bonheur de vivre.

La pédagogie étant l'art de la répétition, le curé, deux semaines après la communion, convoque une nouvelle fois l'attention des fillettes pour une " confirmation " presque aussi " nessecaire " que le baptême. Toujours la recherche de l'excellence, le dépassement de soi, sans lesquels la foi ne serait que marchandise. Mais bis repetita lasserait : les perles du premier collier doivent suffire à notre amusement. Comme les apôtres qui " après l'ascension était resté dix jours au sénacle "  dont " les portes était fermées ", les petites sont invitées au " receuillement " et à la prière. Les temps sont durs pour les croyants des années 20 : débarrassée de la tutelle religieuse par les durs combats anti-cléricaux d'avant-guerre, atrocement marquée par la grande saignée 14-18, la société a été gagnée par le poison de l'incroyance. Le curé, résigné, admet implicitement ce recul de l'autorité religieuse: " il nous a dit que nous rencontrerons bien des obstacles celui de nos familles qui ne comprennent pas pourquoi nous avons le goût de communier fréquemment d'aller à l'église Les autres essayront de nous détourner de nos bons sentiments "?
 
Mais le temps passe et l'écriture d'Yvonne, nonobstant ses pieuses résolutions de " pureté angeliq", devient carrément sale. Les pages blanches indiquent assez une attention relâchée et le carnet s'achève sur une brassée d'engagements et une curieuse comptabilité d'hosties à balance finalement positive. C'est l'essentiel.
 
Tu avais 11 ans Yvonne.
Pellevoisin, chez les " demoiselles " de l'œuvre Bonjean ? Ou Châteaurenard, où ta mère a vécu avec son nouveau mari ?
Rien n'indique le lieu où tu as écrit dans ton petit carnet. Comment s'est-il retrouvé dans un des tiroirs de la commode après tant d'années et de déménagements quand tant de papiers ont disparu ? Le seul hasard ne peut avoir décidé de tout. Il a bien fallu que tu y accordes une attention particulière. Qu'est-ce qui te rendait si précieuses ces pages ? La nostalgie de l'enfance, de ce temps de la vie où ne se fabrique que du futur ? d'une foi un peu perdue ? Et d'ailleurs, t'est-il arrivé de les relire ? L'expérience est souvent difficile : on s'est construit une enfance, on s'est imaginé un passé, et l'examen des traces matérielles révèle les cruelles différences. Bien sûr, il ne s'agissait là que d'un exercice scolaire aussi peu personnel qu'une dictée ou qu'une rédaction à sujet imposé, dans lequel les mots sont convenus, et oubliés sitôt qu'écrits.
 
N'empêche. C'était toi, Yvonne Merveille, 11 ans, qui avait produit tout cela. Ces " résolutions ", quelque artificielles qu'elles aient pu te paraître, tu n'as pas pu ne pas les mettre en regard de ce que tu as vécu. Peut-on seulement espérer qu'elles t'ont fait rire, que cette morale sacrificielle ne t'a pas marquée en profondeur, que ces engagements de boutiquier -tant de messes par an, de chapelets par jour, de pâques, de prières ou de communions- n'ont pas trop contraint ta jeunesse, qu'en somme, tout cela n'a été qu'un rite de sortie d'enfance ?
 
Si c'est le cas, alors ce petit carnet sauvegardé peut entrer dans le patrimoine Lefresne et du coup, devenir vraiment sacré.