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En attendant le
soleil...
Au sortir de la guerre,
l'artisanat le tente. Sans doute, surtout, l'indépendance. Artisan, pourquoi pas ? La main intelligente et précise, il
sait à peu près tout faire. Sans doute parce que, n'ayant jamais rien appris, il
a dû tout imaginer. L'après-guerre est au vélo. Mais comme tout le monde ne peut
s'offrir une bicyclette Lyjack neuve, l'occasion et le rafistolage sont rois.
Sans avoir encore entamé la grande ruée vers la ville, Cellettes est en train de
s'affranchir de la rude tutelle agricole : le nombre de celles et ceux qui "
vont travailler en ville " croît.
Chaque matin, des petites troupes de
cyclistes grimpent la côte de Blois, passent à Vaugelé et attaquent la traversée
de la forêt de Russy. Heureusement, après la Patte d'Oie, à Saint-Gervais, la route
va rejoindre le Val de Loire par une descente carabinée en bas de laquelle il
vaudra mieux avoir des patins de freins en bon état. Et pour le retour à
la nuit, faut un bon éclairage, une dynamo qui tourne rond. Et dites, pas loin
de 10 km pour aller à Blois, ça use les braquets. Passons sur les pneus qui
fatiguent, les chambres à air qui crèvent, la chaîne ou la roue libre qui
grippe, les écrous qui se desserrent, les poignées de guidon qui s'arrachent.
Tout ça est bon pour les réparateurs de vélo.
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Marcel a bien senti le
créneau : le voilà donc qui prend patente et se fait fabriquer un beau tampon
encreur : " Marcel Lefresne, réparation de cycles et vélomoteurs ". Le tampon a
hélas disparu -toujours la fureur du rangement-table rase… Et réflexion faite,
la prise de patente n'est pas certaine ; il a dû y penser, et en attendant,
bricoler un peu au noir. Mais n'importe : l'idée était excellente, la demande,
certaine. Pourquoi alors n'a-t-il pas poursuivi ? Peut-être la même spirale
d'échecs que celle qui a présidé à sa naissance ? Peut-être la difficulté
d'entreprendre, qu'un niveau scolaire peu reluisant rendait rédhibitoire ? Et
puis 4 enfants à entretenir ne poussaient pas vers l'aventure, et l'artisanat,
pour un gars de l'Assistance sans formation, comme on euphémiserait aujourd'hui,
c'était une aventure.
Qui tourne court. Il
lui en restera le goût des vélos bien entretenus, assemblés et bricolés à partir
de pièces récupérées, soigneusement nettoyées et repeintes. Et aussi, le
vocabulaire de l'énervement quand la matière résistait. Ce qui explique les
chapelets interminables de " fi de putain de nom de dieu de bordel de merde "
qui venaient s'enrouler en boucle dans nos oreilles et retentissent encore
parfois dans le lointain caverneux des souvenirs. Poussées de tendresse. Fi de
putain.
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Pas
artisan, donc toujours chauffeur-livreur. Mais la Brasserie Blésoise met la clé
sous la porte et voilà Marcel qui entame les 30 glorieuses à la recherche
d'emplois. Le monde économique devient impénétrable pour les " hommes sans
métier ". Pendant que les enfants, passée l'école primaire, entrent l'un
après l'autre dans la vie active comme " apprentis ", cette formule magique qui
permettait souvent à des petits patrons d'avoir des employés à l'œil, lui
parcourt les " places ". Dure époque de paies maigres, de métiers peu
valorisants, de chômage, de fréquentations assidues au bistrot, de disputes
familiales. Est-ce ainsi que les hommes vivent ?
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Le voilà successivement
laveur de vitres -et comme il a honte de cette activité de rien, il l'accomplit
très tôt le matin pour que personne ne le voie, livreur d'appareils
électro-ménagers, croque-mort -le plus terrible sans doute pour lui, et enfin,
un magnifique jour, chauffeur de car sur la ligne Blois-Orléans. Pas sûr que,
dans ce dernier emploi, il ait laissé un bon souvenir aux gamins qu'il
transportait le samedi : le cuir durci, il devait supporter assez mal les
tendances chahuteuses des potaches. On l'a même entendu raconter avoir carrément
débarqué l'un d'entre eux, plus rebelle que les autres, et être reparti sans lui
!
De cette dernière période
professionnelle, la plus belle et la plus stable pour lui, nous est parvenue une
carte syndicale, la seule
qu'il ait jamais possédée. Oh ! cette vocation cégétiste ne devait pas tout
à une soudaine découverte de la conscience de classe : non, dans son
entreprise, les chauffeurs étaient syndiqués à la CGT, c'est tout. Les jours de
grève, il faisait comme tout le monde, en prétendant ne pas vouloir se
" faire casser la gueule " par les " gars du syndicat " -mais quelle
était la réalité de cette menace ? En attendant, l'efficacité syndicale lui garantit un emploi sûr, une
paie honnête, et des conditions de travail convenables.
Mais côté santé, l'action syndicale n'y peut rien: la
fatigue accumulée, un cœur fragile, une arthrose précoce, douloureuse,
invalidante, c'est avec ce bagage qu'il aborde la vieillesse, bien plus tôt que
l'indiquait son âge. Après avoir usé de coûteux moyens de charlatans, il se
décide enfin à confier ses douleurs à la chirurgie. Bienheureuse époque où la
science pouvait enfin se mettre au service du plus grand nombre. Chère Sécu,
chère Retraite qui ont offert à Marcel sinon les plus belles années de sa vie,
du moins les plus paisibles. Réparé, consolidé, il peut enfin peaufiné son
jardin, assembler des vélos, construire une salle de bain, des toilettes.
Vivre.
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Eté 1957. Image de
la période qui promet rose.
Presque, puisque le fils aîné est en Algérie à défendre les valeurs de la
France-droits-de-l'Homme. La famille vit encore dans le 2 pièces et demie (la plus grande a
été cloisonnée pour abriter le lit conjugal). Le moteur du frigo est à la cave
parce que son bruit nous transporte dans un aéroport. Mais il fait du froid la
plupart du temps. Ce jour-là, on reçoit les cousins normands, comme tous les
étés ou presque. On festoie un peu. L'époque est au progrès et à l'inquiétude. Les
sourires font chaud au coeur.
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A parcourir ainsi une vie à grandes enjambées, on est passé à côté
de l'essentiel, de cet ordinaire qui fait la vie des humbles. Mille anecdotes devraient prendre place
ici,
des fins de semaines houleuses, quand
le bistrot accaparaient les hommes, aux bains dans le Beuvron, du déménagement forcé
dans une
voiture à bras à
la montre offerte au fils benjamin pour son succès
au BEPC... Mille anecdotes qu'il faudra bien rajouter, au risque de ternir un peu le
portrait affectueux du père.
En 1976, une brutale panne
cardiaque a failli enlever Yvonne à sa famille. A l'hôpital de Blois -le vieux,
celui du bord de Loire- Marcel a attendu dans le grand couloir avec les enfants.
Il a bien fallu laisser Yvonne . Pas vaillante, mais vivante. N'empêche: revenu
à Cellettes, Marcel, silencieux jusque là, a brusquement perdu l'épaisse
enveloppe qui le figeait dans le rôle du bourru. Il a pleuré, et son fils resté
avec lui, désemparé par cette fragilité douloureuse, n'a pu qu'assister à la
crue, sans mots pour rassurer.
Un mauvais dimanche d'automne,
il est tombé. Un malaise, a dit le médecin venu constater le décès.
Ça se fait de pleurer quand on
voit son père allongé, devenu chose ?
Quand ce foutu essentiel, on
s'en rend compte alors, on est passé sans le voir, que c'est fini, qu'on
l'ignorera toujours ?
Quand on sait la quête de
souvenirs devenue vaine ? Non, mais vraiment vaine ?
Quand très peu de temps suffira
pour effacer la trace si ténue laissée dans l'Histoire par
Alexandre-Marcel-Stanislas Lefresne, fils de personne ?
Alors oui on pleure. Et qui
sait ? Ces larmes-là fécondent peut-être le souvenir.
Les Blésois
connaissent bien : on est toujours plus grand mort que vivant. Ça vous fait un
beau squelette, on préfèrerait l'inverse. Pour le duc Machin, on s'en fiche
mais pour Marcel, oui, une vie un peu plus accomplie aurait été préférable à une
mémoire enjolivée.
Tant pis, il faut tout
de même cultiver notre souvenir. Celui d'un homme
qui avait toutes les qualités pour être plus
heureux. Et qui, en vérité, aurait
dû l'être .
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