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69 années plantées au cœur
du 20ème siècle,
sang et fleurs,
sombra y sol (1) ,
et, tiens, c'est drôle, pile
à la moitié de la vie de Marcel , on est à l'été 44, à la sortie de la sombra.
Olé, le voilà père de 4
enfants, le dernier fabriqué en pleine guerre, franchement, Marcel, à quoi
pensais-tu ? Attention, el sol n'a pas été tout luisant. " 30 glorieuses ",
d'accord, mais on est toujours plus sensible à la gloire quand on en lit le
récit global, tout beau, tout rond, que quand on la vit, jour après jour. Un
demi-siècle plus tard, la météo de l'Histoire se résume aisément, comme dans les
livres : après la pluie et la tempête des guerres, des oppressions et des
misères, est venu le beau temps de la paix, du développement et de l'aisance.
Côté Marcel, côté humbles donc, il faut nuancer : passée la fureur des guerres,
entre-guerres et autres crises, une atmosphère changeante s'imposera dans les
années 50, avec une impression de beau temps de plus en plus marquée dans les
années 60, et une fin de vie assez ensoleillée dans les années 70. C'est vrai qu'à 69 ans,
Marcel, ton horizon ne se présentait pas si mal, surtout si tu jetais un regard
sur ton passé.
(1) Dans les arènes espagnoles, les places
"sol y sombra" sont au soleil au début de la corrida, à l'ombre à la
fin.
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Vers la fin des années 40, alors
chauffeur-livreur de boissons dans les bistrots pour le compte de la " Brasserie
Blésoise ", il avait emmené son dernier fils, celui de la guerre, en tournée de
livraison dans le sud du département. Fierté et joie du gamin, assis comme un
grand à côté du chauffeur, dis à cette époque si lointaine et si proche, les
véhicules automobiles, c'était l'aventure. Je le sais : j'y étais. On s'était
arrêté à une ferme dans laquelle, jeune, il avait travaillé et vécu. "
Vieille saloperie " avait-il dit en repartant, du paysan qui nous avait
accueillis. Même tout mignard, j'avais bien compris que ce temps-là ne l'avait
pas enchanté. C'était pourtant le bon temps de la France rurale,
éternelle et travailleuse, avec, comme ouvriers agricoles, des jeunes placés
comme lui, payés une misère, ou seulement nourris-logés-blanchis, la
France de tradition où le respect existait, Monsieur, la hiérarchie naturelle du
propriétaire au valet de ferme, en passant par le maître-charretier. " Quand le maître-charretier refermait son couteau, tout le
monde avait fini de manger, même ceux qui n'avaient pas commencé puisqu'ils
devaient s'occuper du cheval ".
Ah ! la belle époque
sans cholestérol, avec des produits authentiques, des vrais paisans qui
mettaient pas de saloperies dans leurs cultures, eux. La terre ne ment pas, dira
justement bientôt le Maréchal. Combien de temps Marcel est-il resté dans cette
nature sincère et franche, chez ces gens rudes mais simples, braves pingres
ordinaires qui l'exploitaient pour son bien ?
Je revois le paysan
de Couddes. Le temps lui a volé presque toutes ses dents et mis dans le regard
un soupçon de sénilité. Il est tout sourire pour Marcel . 25 ans et une guerre
plus tard, le passé devient beau, tous les gars étaient des bons gars, on
n'était pas bien méchant, et puis, hein ? on riait, ah ! ça, on peut dire mais
on riait, hein, Marcel qu'on riait ? Marcel, pas agressif mais pas faux-cul,
hoche la tête et sourit. Le vieux con prend la mimique pour une approbation. Il
s'esclaffe.
Le p'tit canon bu et la situation politique pourrie du moment
analysée -" oh ! le Général va revenir "- on avait regagné le camion. Vieille
saloperie .
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Évidemment, ce style grinçant n'est pas celui de Marcel.
Entré à l'école de Cellettes à 7 ans passés, suivant la règle, il en sort
définitivement à 13 ans, le 1er juin 1923, sans laisser à l'instituteur un
souvenir ébloui. L'appréciation qui figure encore sur le " registre matricule "
de l'Ecole Publique de Cellettes témoigne de sa grande
affection.
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Fermez le ban. Entré dans la vie sans amour,
voilà Marcel doté d'un jugement définitif : feignant et crétin, niveau CM1 à
13 ans, tout juste bon à devenir larbin
de bouseux ; la merde de la merde, quoi. Avec un
bagage comme celui que lui attribue la brave brute d'instit, qui devait avoir,
lui, au moins le Brevet Supérieur, on ne sait pas, la page du Registre
Matricule est déchirée à cet endroit, il faut aimer la vie pour y
croire.
Et notons-le bien: cette
appréciation n'avait aucune fonction pédagogique ou administrative. Ecrite à la
fin de sa scolarité, elle n'était destinée ni à stimuler le cancre ni à lui
fournir une quelconque attestation. Seuls pouvaient la lire
les directeurs de l'école et l'inspecteur primaire. Jugement sans
portée, donc, ni nécessité, encore que proféré sans doute oralement bien des
fois devant la classe. Il faut tenir compte bien sûr des profondes
modifications de l'Ecole, et ne pas oublier que cette appréciation sauvage a été
écrite à une époque où l'élève n'était pas encore au "centre du système
éducatif". Aujourd'hui, c'est la connaissance qui doit se justifier de ne pas
entrer dans la tête des individus, et non l'inverse comme en 1913...
Il n'empêche: quel sentiment
poussait les "hussards de la République" à une telle brutalité ? Peut-on en
conclure que le fait de s'adresser à des gamins peu motivés avait aigri le
"maître" et qu'il vomissait sa mauvaise bile en leur rédigeant des jugements
bien méprisants ? Ou que l'héritage positiviste mêlé à son esprit missionnaire
l'aient à ce point convaincu de la supériorité de son modèle culturel qu'il
n'imagine pas d'autres causes que la bêtise ou la paresse pour expliquer
l'indifférence et l'incompréhension des élèves ? Après tout, les "noirs", les
"jaunes" et les "peaux rouges" bénéficieront de la même sollicitude éclairée...
Allez, 80 ans après, Marcel, laisse tout de même ton fils te venger. Laisse le
écrire que (ce " maître
d'école " inconnu était un fieffé con. Laisse le supposer que ce fier " hussard
" de merde a été conchié par ses élèves, quand)
toi, si peu
travailleur, si peu intelligent, tu as été apprécié.
Et puis non. Tu réfuterais cet esprit mauvais.
L'école publique a eu beau te traiter sans chaleur, toi tu l'as défendue. Ce
n'est pas pour rien qu'un jour est arrivée une lettre académique qui te
remerciait pour services rendus. Petits services puisqu'il s'agissait de donner
un coup de main à la buvette lors des fêtes d'école. N'empêche que cela
te rangeait parmi les amis de l'École Laïque et républicaine. Tu penses donc
qu'il faudrait retirer les propos malveillants ? D'accord, mettons-les entre parenthèses et en
tout petit.
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A l'école, on lui a donc davantage appris les
vertus de la Patrie, du travail et de la sobriété que les subtilités du langage.
Pour le travail, quoi qu'en ait dit ce (bec puant de) pédago, l'apprentissage a été couronné de
succès. La sobriété, faut voir. Le reste, écriture, calculs compliqués,
orthographe vicieuse, géographie et je ne sais quoi encore, Marcel n'en a pas
abusé. Écrits de sa main, ne subsistent que quelques mots doux au dos de cartes
postales, hélas non datées, pour sa belle Yvonne, qu'il " aime de plus en plus
", " n'oubliera jamais ", à qui il " envoie tous ses plus tendres baisers "
(orthographe non-sic) et, sur un petit agenda, quelques chiffres, son nom, celui
d'Yvonne, à prévenir en cas d'accident. Pas de quoi rédiger des
Mémoires.
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